Entretien paru dans Télérama du 12 février 2009 —

Théologien brillant mais dogmatique, souvent mal conseillé, Benoît XVI tend la main aux intégristes – dont Mgr Williamson, qui vient de tenir des propos négationnistes -, et c’est toute la communauté catholique qui est ébranlée. Frédéric Lenoir, directeur du “Monde des religions”, revient avec nous sur ce gros malaise. —

C’est une quinzaine dont beaucoup, au sein de l’Eglise catholique, se seraient passés. Deux semaines au cours desquelles on a d’abord vu Benoît XVI lever – sans condition – l’excommunication d’une communauté chrétienne sectaire et schismatique comptant parmi ses troupes un évêque négationniste et fier de l’être. Grondement des évêques en France et en Allemagne, protestation des fidèles et des intellectuels catholiques et demande d’éclair­cissements par Angela Merkel : le bruit, pour ne pas dire la fureur, a fini par atteindre les murs épais du Vatican. Celui-ci, via sa secrétairerie d’Etat, a enfin imposé aux conjurés de la Fraternité sacerdotale Saint-Pie-X (1) deux préalables indispensables à leur réintégration : « Pleine reconnaissance du concile Vatican II » (qui symbolise l’ouverture de l’Eglise au monde moderne) et reniement par Mgr Williamson de ses propos sur la Shoah. S’y soumettre serait évidemment se démettre, pour les enfants de Mgr Lefebvre. A l’heure où nous publions, cette décision est donc incertaine. En attendant, les dégâts sont là.

Retour, avec Frédéric Lenoir, directeur du Monde des religions et auteur du Christ philosophe, sur deux semaines chaotiques et pas toujours catholiques.

Pourquoi Benoît XVI émet-il aujourd’hui des conditions qu’il s’était d’abord refusé à imposer ?

Le pape pose, après coup et sous la pression, les conditions qu’il aurait dû émettre avant de signer le décret. Le télescopage entre les propos négationnistes de Mgr Williamson, le 21 janvier, et la levée d’excommunication, le 24, s’est révélé désastreux – bien plus qu’il ne l’avait imaginé. Il a pu croire un moment que seules des voix progressistes se manifesteraient dans l’Eglise, et il a découvert que les catholiques – en particulier de France – étaient très choqués. Au final il s’est retrouvé avec une sérieuse crise au sein de l’Eglise.

Mais pourquoi ne pas avoir im­posé ces conditions dès le départ ?

Deux raisons à cela. Tout le monde sait que depuis Vatican II Benoît XVI émet des doutes sur certains aspects de l’application de ce concile, sans toutefois le renier : il considère que l’Eglise a perdu le sens de la liturgie, qu’elle s’est trop ouverte au monde. En réintégrant les traditionalistes – une priorité de son pontificat -, il faisait le pari qu’une fois l’excommunication levée il pourrait les faire « bouger » de l’intérieur. Les intégristes, eux, faisaient sans doute le pari inverse : une fois dans l’Eglise, ils espéraient bien influencer le pape. Au lieu de faire revenir les brebis perdues, Benoît XVI a donc pris le risque de faire entrer le loup dans la bergerie.

Et la seconde raison ?

La secrétairerie d’Etat affirme que Benoît XVI ne savait pas, quand il a signé son décret, que Mgr Williamson avait tenu des propos négationnistes. C’est possible, car le pape a signé le décret trois jours avant sa publication, donc le 21 janvier. Mais il avait tout le temps pour changer d’avis entre la signature et la publication ! Il aurait très bien pu dire : « Compte tenu des récentes déclarations de Mgr Williamson, je suspends ma décision et j’attends que ce dernier revienne sur ses déclarations. » Ce qui m’inquiète, ce n’est pas la lourdeur administrative – évidente – qui frappe le Vatican, c’est que ces propos sur la Shoah n’aient pas paru plus graves à Benoît XVI !

Le pape n’est pourtant pas suspect d’antijudaïsme…

Effectivement, et cela explique que le télescopage entre la levée d’excommunication et les propos de Mgr Williamson ait paru si brutal. Imaginez qu’un évêque français ait tenu des propos négationnistes il y a un mois. On aurait attendu de Benoît XVI qu’il le suspende immédiatement de sa charge. Voilà qu’un évêque excommunié tient les mêmes propos et, deux jours après, le pape… le réintègre officiellement !

Que signifie, au juste, la levée des excommunications ?

L’excommunication a été prononcée en 1988 par Jean-Paul II, lorsque Mgr Lefebvre a ordonné des évêques sans l’accord du Vatican. Elle signifiait simplement que Mgr Le­febvre s’était mis en dehors de l’Eglise. Le décret du 21 janvier 2009 levait la mesure disciplinaire, mais n’impliquait pas que les intégristes adhèrent pleinement à l’Eglise catholique issue de Vatican II. Pour éviter cette ambiguïté, Benoît XVI aurait dû exiger dès le départ une acceptation pleine et entière de Vatican II et du fameux décret sur la liberté religieuse, qui considère que l’homme est libre de choisir en conscience sa religion – ou de ne pas en choisir – et affirme qu’il existe des vérités dans chacune d’entre elles, ouvrant ainsi la porte au dia­logue interreligieux.

Un dialogue auquel s’opposait fermement Mgr Lefebvre…

Le schisme date de 1988, mais la goutte d’eau qui a fait déborder le vase est la Rencontre interreligieuse pour la paix à Assise en 1986, au cours de laquelle Jean-Paul II avait prié avec les chefs des principales religions. Le dalaï-lama tenant la main du pape, l’image était insupportable aux yeux de Mgr Lefebvre. Mais on ne peut pas dire non plus que le dialogue interreligieux fasse partie des priorités de Benoît XVI. Une de ses premières mesures fut de demander aux franciscains d’Assise de cesser leurs Rencontres…

La concomitance entre le décret du pape et les propos de Mgr Williamson est qualifiée de « tragique ambiguïté » par les intellectuels catholiques signataires de l’appel publié dans La Vie. Cette ambiguïté « historique » du regard de l’Eglise sur les juifs n’avait-elle pas été levée par les actes de repentance de Jean-Paul II ?

En effet, l’Eglise n’a plus aucun problème avec le judaïsme. Le missel promu par Paul VI en 1970 a suppri­mé les références au « peuple perfide » que l’on trouvait dans le missel de Pie V, et l’énorme majorité des catholiques se dit aujourd’hui très proche des juifs. Les intégristes, en revanche, n’étaient pas gênés d’utiliser ce vieux texte il y a seulement trois semaines. Ils devront désormais s’en passer…

L’intégrisme a pour fondateur un Français – Mgr Lefebvre – et la moitié de ses fidèles vivent dans l’Hexagone. Comment expliquer cette spécificité française ?

Il faut remonter à la Révolution. Elle prônait la liberté de conscience et la séparation du politique et du religieux, que Rome, à l’époque, réfutait en bloc. Peu à peu, une coupure s’est faite entre une majorité de fidèles ralliés à la République (et acceptant les principes de la Révolution) et une minorité restée proche du Vatican… tant que celui-ci refuse la modernité. Mais Vatican II – et la reconnaissance par le pape des droits de l’homme et de la liberté de conscience – a fait exploser cette relation avec les « intransigeants », d’où le schisme : d’un côté l’intégrisme, qui sacralise la période prérévolutionnaire et la fige dans la nostalgie de la « chrétienté », de l’autre une Rome ouverte. Une distinction toujours sensible dans l’Eglise de France, où continue d’exister, à côté d’un clergé massivement libéral (et vigilant face à la tentation intégriste), une communauté de fidèles attachée à la « France éternelle et catholique », souvent monarchiste, parfois lepéniste.

Le négationnisme est-il fort dans ces milieux intégristes ?

Pour eux, les choses sont claires : le peuple juif doit se convertir. Il n’y pas de salut hors de l’Eglise, celui qui ne se convertit pas refuse Dieu et la vérité, donc il est dans l’erreur. Et dans le mensonge. On retombe ainsi sur l’idée du juif perfide… Il est plus facile, évidemment, de pencher vers le négationnisme quand on a une vision aussi négative du peuple juif. Alors que les cathos « classiques », plutôt de droite, sont une des populations qui votent le moins pour Le Pen : leur dialogue avec le judaïsme est d’ailleurs très nourri et dans les paroisses on compte de nombreuses associations judéo-chrétiennes.

Après l’affaire du discours de Ratisbonne, en septembre 2006, dans lequel Benoît XVI distinguait christianisme et islam sur les liens entre foi et violence, ce pataquès ne révèle-t-il pas certains dysfonctionnements dans la gouvernance et la communication du Vatican ?

Il confirme ce qu’on sentait depuis le début du pontificat, à savoir que Benoît XVI est un homme de dogme, surtout pas un diplomate. Le pape n’a aucune habileté politique, il est mal conseillé et mal entouré. On peine à comprendre, par exemple, que cette réintégration n’ait pas fait l’objet d’une gestion plus concertée avec les évêques de France.

Le Vatican est-il coupé du monde ?
La comparaison avec le pontificat de Jean-Paul II permet d’expliquer bien des couacs. Pour Benoît XVI, le temps de l’Eglise n’est pas le temps des médias. Le premier est un temps long – on peut critiquer une décision aujourd’hui, on reconnaîtra sa vérité plus tard. Quant au second, il le méprise. Or, le Vatican dépense une énergie colossale pour réparer ses erreurs, à coups de déclarations sur « ce que le pape a vraiment voulu dire, etc. ». Ce problème de communi­cation est sans doute lié à la solitude de Benoît XVI. Le pape prend ses repas seul, quand Jean-Paul II les partageait avec cinq ou dix personnes. Mais il faut aussi rappeler que si Jean-Paul II était comme Benoît XVI un homme de conviction enraciné dans ses certitudes, il avait dû ferrailler avec le communisme. Il était donc rompu au politique. Alors que Benoît XVI est un théologien dogmatique et coupé du monde. Le premier était capable de comprendre les non-croyants et les fidèles des autres religions sans perdre son identité. Le second a gardé le sens de la tradition de son prédécesseur sans son ouverture d’esprit. On en mesure les conséquences aujourd’hui.

S’il s’agit vraiment de rassembler la grande famille de l’Eglise, pourquoi ne pas avoir fait un geste envers ceux qui, depuis des années, ont été marginalisés – Eugen Drewermann ou Hans Küng, qui tentent de concilier la doctrine de l’Eglise catholique avec les nouvelles connaissances et l’évolution de la société ?

Clairement, Benoît XVI se sent plus proche des évêques intégristes que de Küng et Drewermann. Ou pour le dire autrement : sa pente naturelle l’entraîne plus vers sa droite que vers sa gauche. C’est d’autant plus déstabilisant pour les catholiques français que ces derniers ont une opinion libérale en matière reli­gieuse. Que le pape tende la main aux intégristes sans faire un geste pour les divorcés remariés (qui n’ont toujours pas le droit de communier, bien que beaucoup d’entre eux soient de fervents catholiques), qu’il continue de condamner l’usage de la pilule et de marginaliser les théologiens de la libération, beaucoup de catholiques ne le comprennent pas.

Que pensez-vous de la vivacité de leurs réactions ?

Il est rassurant de voir que les catholiques français savent se démarquer sur certaines questions de fond. De la base au sommet de la hiérarchie, en passant par les intellectuels catholiques, ils ont dit : non, on n’est pas d’accord, et confirmé ainsi leur profond attachement à la fois aux évolutions du concile Vatican II et à leur liberté de conscience.

Les évêques français, eux aussi, ont réagi sans ambiguïté aux propos de Williamson, sans pour autant contester l’autorité du pape. On a parfois le sentiment que la schizophrénie guette…

Le motu proprio promulgué il y a quelques mois par le Vatican, qui autorisait la messe de saint Pie V, n’avait pas fait plaisir aux évêques français. Mais ils l’avaient accepté comme un signe d’ouverture et de diversité au sein de l’Eglise. Cette fois ils sont très mal à l’aise, déchirés entre leur fidélité au pape – réelle, même si je pense que Benoît XVI n’était pas vraiment le candidat de leur cœur – et la révolte contre ce qui s’est passé. Jamais une affaire n’avait autant mis l’Eglise française en porte-à-faux avec le Vatican.

Propos recueillis par Olivier Pascal-Moussellard
Télérama du 12 février 2009,n° 3083

(1) Fondée le 1er novembre 1970 par Mgr Lefebvre, cette société de prêtres catholiques s’est fixé comme objectif d’« orienter et réaliser la vie du prêtre vers ce qui est essentiellement sa raison d’être : le saint sacrifice de la messe », en évitant « avec soin les erreurs modernes ». Elle compte environ 500 prêtres et 150 000 fidèles dans le monde.

 A lire “Le Christ philosophe”, éd. Plon, 306 p., 19 €.