Paru dans Psychologies Magazine en décembre 2003 —

Christianisme, bouddhisme, chamanisme… sont quelques unes des terres qu’explorent simultanément les aspirants à une spiritualité sur mesure. Dans “Les Métamorphoses de Dieu”, qui vient de paraître, le sociologue Frédéric Lenoir analyse les nouvelles voies du sacré.
Tandis que les églises se vident, le dalaï-lama remplit Bercy et les stars hollywoodiennes se pressent pour recevoir l’enseignement kabbalistique. Dans un monde asphyxié par le béton, le rationalisme scientifique et la loi du marché, on cherche à renouer avec le sacré, à retrouver du sens, à recréer du lien. Affranchi de l’emprise des dogmes et des institutions religieuses, le nouveau croyant est un nomade en quête de sa propre vérité. Artiste bricoleur, il compose et recompose sa spiritualité au gré de ses rencontres, de ses voyages, de ses évolutions.
Psychologies : Sommes-nous moins religieux qu’avant ?
Frédéric Lenoir : Non, nous le sommes autrement. Quand on interroge les Européens, on s’aperçoit que seulement 7 % d’entre eux se disent athées, pour 30 % de pratiquants assidus1. Donc, près des deux tiers d’entre nous, sans pour autant revendiquer un engagement dans une religion particulière, ne sont pas incroyants. Nous avons assisté au cours des dernières décennies à l’émergence d’une religiosité « hors piste » : ce ne sont plus les institutions religieuses qui imposent des normes de croyances et de comportements, mais les individus qui piochent dans différentes traditions pour se concocter une religion à la carte, en fonction de leurs intérêts et de leurs besoins. Dans cette évolution, on voit bien l’oeuvre des tendances de fond de la modernité : l’individualisme, l’esprit critique, le métissage. Aujourd’hui, on rencontre des juifs qui pratiquent la méditation bouddhiste et s’intéressent à l’astrologie, ou des chrétiens qui lisent les mystiques soufis et suivent des stages de chamanisme.
Quel est le profil du nouveau croyant ?
Il tient avant tout à être maître de ses choix, à suivre son propre chemin, à trouver ses propres repères. En cela, dans sa spiritualité, il a intégré l’air du temps : l’accomplissement de soi, l’authenticité. D’où une religiosité qui ressemble de moins en moins à un système établi et de plus en plus à une quête, que l’on complète éventuellement par une psychothérapie ou des techniques corporelles de type yoga ou tai-chi. Sur le plan intellectuel, celui qui s’engage dans une démarche spirituelle affiche un scepticisme à la Montaigne : il ne prétend pas atteindre des certitudes absolues, ce qui ne l’empêche pas d’avoir des convictions. Mais elles ne valent que pour lui. En ce sens, sa « foi » est pragmatique et « clignotante » : tant que ses croyances ou ses pratiques s’avèrent efficaces au quotidien, il les conserve. Sinon, il s’en détourne. A la notion d’obéissance, il préfère celle de responsabilité individuelle. Au bonheur dans l’au-delà, le bonheur ici-bas. D’où le succès croissant du bouddhisme, qui travaille à l’éradication de la souffrance en ce monde, en incitant chacun à libérer son esprit de l’ignorance et à développer sa compassion.
Qu’est-ce qui conduit un individu à inventer sa spiritualité plutôt qu’à se conformer à une religion traditionnelle ?
Sans doute, pour ne parler que des Occidentaux, une capacité plus ou moins grande à composer avec la solitude existentielle. Comment savoir, en effet, face à la multiplicité des modèles philosophiques et religieux, ce qui est juste pour soi, ce qui est vrai? S’engager dans un parcours spirituel personnel est pour certains une aventure passionnante, pour d’autres, une source d’angoisses. Les premiers seront donc disposés à vivre une « religiosité ouverte », à explorer diverses croyances et pratiques en s’en remettant à leur propre jugement, les seconds auront davantage besoin de vivre une « religiosité fermée », faite de certitudes établies, de normes validées par une communauté d’appartenance. Cette grille de lecture me paraît plus pertinente, pour s’approcher de la psychologie du sujet religieux, que les étiquettes traditionnelles. Il y a aujourd’hui presque autant de manières d’être juif, chrétien ou musulman que d’individus, et il y a sans doute plus de points communs entre un chrétien et un musulman modérés qu’entre un chrétien modéré et un chrétien traditionaliste. On a l’impression que le sentiment religieux se développe à mesure que l’Occident est gagné par la dépression.
Diriez-vous que la spiritualité peut être thérapeutique ?
Je crois effectivement qu’au XXe siècle, les Occidentaux ont perdu l’espoir que les progrès de la science et de la raison pouvaient leur apporter le bonheur. Il y a eu Auschwitz, la bombe atomique, puis la dégradation de la planète, le spectre du clonage… Au quotidien, ils font l’expérience que la réussite sociale ou l’accumulation de biens échouent à leur apporter une satisfaction profonde et durable. Sans doute que la nouvelle quête religieuse exprime le besoin d’un retour à l’essentiel. La spiritualité permet de retrouver des repères et du sens dans toute cette agitation. Mais en même temps, le travail spirituel est exigeant. Il expose au doute, il nécessite du courage. Comme le chemin psychanalytique, il est parsemé d’embûches, de moments de joie, mais aussi de désespoir.
A quel Dieu s’en remet-on ?
Les représentations de Dieu ont considérablement évolué. A la figure d’un Dieu auquel on prête des traits de caractère humains se substitue progressivement celle d’un divin impersonnel, d’une énergie, d’une présence. Ce divin n’est plus conçu comme étant loin du monde. On cherche au contraire à l’éprouver en soi, à travers sa propre créativité, son propre souffle, sa propre grandeur d’âme. On cherche aussi à le retrouver dans ses manifestations cosmiques : grottes, arbres, étoiles… Après que les idéologies matérialistes ont vidé le monde de sa magie, les nouvelles spiritualités entendent le réenchanter : renouer avec des êtres invisibles (les esprits, les anges, les elfes…), avec « l’âme du monde », à l’instar des animistes ou des chamans.Au total, on quitte la représentation d’un Dieu auquel on attribuait des qualités paternelles – justice, omniscience, toute-puissance – pour une représentation plus maternelle du divin, toute de miséricorde et de bienveillance, dans laquelle on peut se réfugier ou croître. Dans le même temps, on assiste à une montée de l’intolérance et du fondamentalisme.

N’est-ce pas là l’évolution la plus importante ?

Je ne crois pas. Depuis les événements du 11 septembre 2001, on s’est focalisé sur ce qui n’est peutêtre qu’un épiphénomène au regard de la tendance générale. Pour aussi préoccupant qu’il puisse être, le fondamentalisme ne touche qu’une minorité au sein des monothéismes dans lesquels il prend naissance. Sa logique est à la fois politique et identitaire. Il surgit en réaction à la véritable lame de fond qui menace les communautés religieuses : l’autonomisation du sujet. Il est probable que, d’ici à la fin du siècle, aucune religion ne parviendra à maintenir les individus dans une pensée unique.
Paru dans Psychologies Magazine en Décembre 2003