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Fayard, mai 2017

Table

Ouverture : Bien chers animaux

  1. Comment Homo sapiens est devenu le maître du monde
  2. De la domestication à l’exploitation
  3. Ne seriez-vous donc que des choses
  4. Sommes-nous si différents ?
  5. Nos singularités
  6. De l’exploitation à la protection
  7. Au-delà du débat du « spécisme »
  8. Que faire ?
  9. Un combat pour tous
  10. Ces animaux qui nous font du bien
  11. Pour conclure

Post-scriptum
Notes
Remerciements
Bibliographie


 

Ouverture

Bien chers animaux (non humains),

Comme l’être humain doit vous paraître étrange ! Vous nous regardez probablement comme un animal parmi tous les autres, mais vous devez vous interroger sur le caractère parfois si contradictoire de notre comportement à votre égard. Pourquoi, par exemple, traitons-nous dans certains endroits du globe les chiens et les chats avec un infini respect, et pourquoi les maltraitons-nous ailleurs ? Et pourquoi, si nous chérissons notre animal domestique et consentons à mille sacrifices pour lui, pouvons-nous, dans le même temps, dévorer avec délectation des bébés – agneaux, veaux, porcelets – tout juste arrachés au sein de leur mère pour être conduits sans ménagement à l’abattoir, alors qu’ils sont aussi sensibles – et parfois même aussi intelligents – que nos chers animaux de compagnie ? Ce n’est là qu’une des nombreuses manifestations de notre schizophrénie morale à votre égard, et je comprends que vous nous trouviez tout à fait irrationnels.

Autant vous le dire d’emblée, je n’échappe pas à cette contradiction. Je ne suis ni exemplaire ni irréprochable à votre endroit, loin s’en faut. J’ai ressenti depuis l’enfance une grande proximité avec vous et j’ai toujours davantage craint mes semblables que n’importe quel autre animal terrestre ! Quand, à peine âgé de trois ou quatre ans, mes parents, tentant de me dissuader de me promener au fond du jardin en pleine nuit, brandissaient la menace des voleurs qui pouvaient y rôder, je leur répondais : « Je sais, mais les loups me protégeront. »

J’ai toujours été sensible à votre douleur, sans doute autant qu’à celle de mes congénères. Encore aujourd’hui, je ne peux supporter le spectacle d’abeilles qui se noient dans une piscine et luttent désespérément pour survivre, et je prends soin de les sortir de l’eau avant d’y plonger. J’ai tout autant de mal à tuer ou à être témoin du meurtre d’animaux terrestres. À tout juste dix ans, j’ai assisté à ma première (et dernière) corrida. J’en garde un souvenir éprouvant. Dès que le picador, juché sur son pauvre cheval aveuglé, harnaché et terrorisé, a commencé à torturer le taureau avec sa pique pour l’affaiblir, j’ai compris que les dés étaient pipés ; que, dans ce prétendu « noble et équitable combat entre l’homme et la bête », on ne laissait aucune chance à la bête et que l’issue était quasi inéluctable. Je me suis mis à vomir et j’ai quitté l’arène. Quelques années plus tôt, mon père avait essayé de m’initier à la chasse à l’arc. Je devais avoir sept ou huit ans. Il m’avait rapporté un arc de chasse africain et nous étions partis en quête de gibier dans la forêt. Quatre magnifiques faisans se sont levés, l’un après l’autre, à plusieurs mètres de nous. Posté juste derrière moi, mon père criait : « Tire, tire »… mais j’en étais totalement incapable. Comment décider, par pur plaisir, et non par nécessité, d’interrompre ainsi la vie ? De stopper le vol majestueux de ces oiseaux et de transformer ces êtres pleins de vitalité en cadavres inertes ? En revanche, curieusement, je n’ai jamais eu aucune peine à pêcher des poissons. Une petite rivière bordait la maison et il m’est souvent arrivé de confectionner des cannes à pêche de fortune, d’aller déterrer des vers de terre (pas de pitié non plus pour eux !) pour les enfiler sur l’aiguille tordue que j’avais accrochée en guise d’hameçon au bout d’une ficelle. J’ai ainsi pêché de nombreux petits poissons, que je tuais tout de suite, car je ne voulais pas qu’ils suffoquent longtemps, avant de les griller au feu de bois. Cela doit faire quarante ans que je n’ai plus pêché, mais je me souviens de n’avoir jamais ressenti le moindre remords à le faire, alors que tuer un animal terrestre pour le manger m’était impossible. Je ne saurais véritablement expliquer ce « deux poids, deux mesures ». Je suis donc parfaitement représentatif de nombre de mes semblables : je suis sensible à votre souffrance et je milite depuis longtemps pour qu’elle diminue, mais j’ai du mal à résister à un bon plateau de fruits de mer, et même si j’ai fortement réduit ma consommation de viande et que je tends vers le végétarisme, il m’arrive encore de craquer pour un poulet rôti au restaurant ou chez des amis. Je n’hésite pas non plus à écraser un moustique qui m’empêche de dormir ou à éradiquer les mites qui trouent mes pulls… en laine de brebis ! Parmi mes semblables, vos meilleurs amis sont assurément les véganes, qui ne consomment rien qui soit issu du règne animal ni de son exploitation, mais je me sens encore incapable de parvenir à cette pratique pourtant totalement cohérente. Je me pose d’ailleurs la question, et j’y reviendrai à la fin de cette lettre, de savoir si une attitude éthique à votre égard peut tenir compte des degrés de sensibilité à la douleur et d’intelligence de vos diverses espèces, ou si le même respect absolu doit être appliqué à tous…

Les spécialistes du comportement animal, que nous appelons « éthologues », nous ont montré au cours des dernières décennies à quel point nous étions infiniment plus proches de vous que nous l’avons longtemps pensé. Nous savons désormais que, comme nous, vous êtes sensibles à la douleur. Comme nous, vous pouvez avoir une intelligence logique, déductive, capable de distinguer, et parfois même de nommer. Vous employez des formes de langage. Vous savez parfois fabriquer des outils et transmettre des coutumes à vos enfants. Il peut vous arriver de plaisanter et vous adorez jouer. Vous manifestez de l’amour et souvent même de la compassion. Certains d’entre vous ont conscience d’eux-mêmes et font preuve d’un sens moral et de la justice – la vôtre, pas la nôtre – développé. Certes, il existe aussi des différences entre nous et vous, comme il existe des différences entre les espèces. Chacune est unique… à l’image de toutes les autres. Ce qui fait notre singularité – la complexité de notre langage, le caractère infini de notre désir, une pensée mythico-religieuse, une capacité à se projeter dans un avenir lointain et une conscience morale universelle – devrait nous inciter à adopter une attitude juste et responsable envers vous. Et pourtant, nous sommes le plus souvent mus par l’instinct le plus stupide à vous dominer et à vous exploiter, selon le vieil adage de la loi du plus fort. Certes, nous habillons cet instinct prédateur et dominateur de mille artifices intellectuels et rhétoriques. Car un des caractères singuliers de l’être humain, c’est bien aussi cette extraordinaire capacité à justifier ses désirs ! Comme l’a souligné le philosophe Baruch Spinoza au XVIIème siècle : « Nous ne désirons pas une chose parce que nous la jugeons bonne, mais nous la jugeons bonne parce que nous la désirons1. » Cela nous arrange d’exploiter un âne, d’assister au meurtre d’un taureau dans une arène, ou de manger du cochon de lait… Qu’à cela ne tienne ! Inventons de bonnes raisons – économiques, culturelles, biologiques, gastronomiques ou religieuses – de le faire, afin d’assouvir notre désir… en toute bonne conscience.

De même que nous ne pouvons penser à votre place, de même vous ne pouvez comprendre ce qui se passe dans notre tête. C’est pourquoi je vais tenter de vous expliquer la vision que nous avons de vous et de nous-mêmes. J’aimerais vous raconter la longue histoire du lien qui nous unit et des justifications que nous avons trouvées pour vous dominer, vous exploiter, et vous tuer aujourd’hui de manière massive. Je vous parlerai aussi des êtres humains qui ont toujours refusé, et qui continuent de refuser, cette exploitation et ce massacre de masse. Je vous dirai enfin quelles solutions nous pouvons envisager, nous autres humains, qui sommes l’espèce la plus puissante et, donc, moralement, la plus responsable, pour mieux vous respecter, bien chers animaux, vous qui ne pouvez exprimer avec nos mots ce que vous ressentez. Je ponctuerai aussi ces lignes de citations de certains de vos amis les plus éloquents – écrivains, philosophes, scientifiques, poètes – qui savent qu’un être humain ne peut grandir en humanité qu’en étant le plus respectueux possible de tous les êtres sensibles peuplant la Terre.

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