001COUV61 B bis.inddLe Monde des Religions n° 61 – Sept/Octobre 2013

Comme l’écrivait Saint Augustin dans La Vie heureuse : « Le désir de bonheur est essentiel à l’homme ; il est le mobile de tous nos actes. La chose au monde la plus vénérable, la plus entendue, la plus éclair­cie, la plus constante, c’est non seulement qu’on veut être heureux mais qu’on ne veut être que cela. C’est à quoi nous force notre nature. » Si chaque être humain aspire au bonheur, toute la question est de savoir si un bonheur profond et durable peut exister ici-bas. Les religions apportent à ce sujet des réponses très divergentes. Les deux positions les plus opposées me semblent être celles du bouddhisme et du christianisme. Tandis que toute la doctrine du Bouddha repose sur la poursuite d’un état de parfaite sérénité ici et maintenant, celle du Christ promet aux fidèles le vrai bonheur dans l’au-delà. Cela tient à la vie de son fondateur – Jésus meurt vers 36 ans de manière tragique – mais aussi à son message : le Royaume de Dieu qu’il annonce n’est pas un royaume terrestre mais céleste et la béatitude est à venir : « Heureux ceux qui pleurent, ils seront consolés » (Matthieu, 5, 5).

Dans un monde antique plutôt enclin à rechercher le bonheur ici et maintenant, y compris dans le judaïsme, Jésus déplace clairement la problématique du bonheur vers l’au-delà. Cette espérance du paradis céleste va traver­ser l’histoire de l’Occident chrétien et conduire parfois à bien des extrémismes : ascétisme radical et souhait du martyr, mortifications et souffrances recherchées en vue du Royaume céleste. Mais avec le fameux mot de Voltaire – « Le paradis est où je suis » – s’opère en Europe à partir du XVIIIe siècle un formidable renversement de perspective : le paradis ne doit plus être attendu dans l’au-delà mais réalisé sur Terre, grâce à la raison et aux efforts des hommes. La croyance dans l’au-delà – et donc dans un paradis au ciel – va progressivement s’amenuiser et la grande majorité de nos contemporains vont se mettre en quête d’un bonheur ici et maintenant. La prédication chrétienne en est totalement bouleversée. Après avoir tant insisté sur les tourments de l’enfer et les joies du paradis, les prédicateurs catholiques et protestants ne parlent presque plus de l’au-delà.

Les courants chrétiens qui ont le plus le vent en poupe – les évangéliques et les charismatiques – ont parfaitement intégré cette nouvelle donne et ne cessent d’affirmer que la foi en Jésus procure le plus grand des bonheurs, dès ici-bas. Et puisque nombre de nos contemporains assi­milent bonheur et richesse, certains vont même jusqu’à promettre aux fidèles la « prospérité économique » sur Terre, grâce à la foi. On est très loin de Jésus qui affirmait qu’« il est plus facile pour un chameau de rentrer par le trou d’une aiguille qu’à un riche d’entrer dans le Royaume des cieux » (Matthieu, 19, 24) ! La vérité profonde du christianisme se trouve sans doute entre ces deux extré­mités : le refus de la vie et l’ascétisme morbide – juste­ment dénoncé par Nietzsche – au nom de la vie éternelle ou de la peur de l’enfer d’un côté ; la seule poursuite du bonheur terrestre de l’autre. Jésus, au fond, n’a pas méprisé les plaisirs de cette vie et n’a pratiqué aucune « mortifi­cation » : il aimait boire, manger, partager avec ses amis. On le voit souvent « tressaillir de joie ». Mais il a clairement affirmé que la béatitude suprême n’est pas à attendre en cette vie. Il ne récuse pas le bonheur terrestre, mais fait passer d’autres valeurs avant lui : l’amour, la justice, la vérité. Il montre ainsi qu’on peut sacrifier son bonheur ici-bas et donner sa vie par amour, pour lutter contre l’injustice ou pour être fidèle à une vérité. Les témoignages contemporains de Gandhi, de Martin Luther King ou de Nelson Mandela en sont de belles illustrations. Reste à savoir si le don de leur vie trouvera une juste récompense dans l’au-delà ? C’est la promesse du Christ et l’espérance de milliards de croyants à travers le monde.


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