Le Monde des religions, novembre-décembre 2006 —

Depuis l’affaire des caricatures de Mohamed, les signes de tensions se multiplient entre l’Occident et l’islam. Je devrais plutôt dire entre une partie du monde occidental et une partie du monde musulman. Mais cette série de crises pose la question : peut-on critiquer l’islam ? De nombreux leaders musulmans, et pas seulement des fanatiques extrémistes, souhaitent que la critique des religions soit interdite par le droit international au nom du respect des croyances. On peut comprendre cette attitude dans le contexte de sociétés où la religion englobe tout et où le sacré est la valeur suprême. Mais les sociétés occidentales se sont depuis longtemps sécularisées et ont clairement séparé la sphère du religieux de la sphère du politique. Dans un tel cadre, l’État garantit la liberté de conscience et d’expression de tous les citoyens. Libre donc à chacun de critiquer les partis politiques comme les religions. Cette règle permet à nos sociétés démocratiques de rester des sociétés de liberté. C’est pourquoi, même si je suis en désaccord avec les propos tenus par Robert Redeker contre l’islam, je me battrai pour qu’il ait le droit de les tenir et je dénonce avec la plus grande force le terrorisme intellectuel et les menaces de mort dont il est victime.
Contrairement à ce qu’affirmait Benoît XVI, ce n’est pas son rapport privilégié à la raison grecque, ni même le discours pacifique de son fondateur, qui ont permis au christianisme de renoncer à la violence. La violence qu’a exercée la religion chrétienne pendant des siècles – y compris durant l’âge d’or de la théologie rationnelle thomiste – n’a cessé que lorsque l’État laïc s’est imposé. Il n’y a donc pas d’autre issue pour un islam qui entend intégrer les valeurs modernes de pluralisme et de liberté individuelle que d’accepter cette laïcité et cette règle du jeu. Comme nous l’expliquions dans notre dernier dossier sur le Coran, cela implique une relecture critique des sources textuelles et de la loi traditionnelle, ce que font de nombreux intellectuels musulmans. Sur la laïcité et la liberté d’expression, il faut donc être sans ambiguïté. Ce serait aussi ruiner les souhaits et les efforts de tous les musulmans qui, à travers le monde, aspirent à vivre dans un espace de liberté et de laïcité que de céder au chantage des fondamentalistes.
Cela étant dit, et avec la plus grande fermeté, je suis aussi convaincu que nous devons avoir une attitude responsable et tenir des propos raisonnables sur l’islam. Dans le contexte actuel, les injures, les provocations et les approximations ne servent qu’à faire plaisir à leurs auteurs et rendent encore plus compliquée la tâche des musulmans modérés. Quand on se lance dans une critique « tripale », non argumentée ou dans une violente diatribe contre l’islam, on est sûr de susciter une réaction encore plus violente de la part des extrémistes. On pourra ensuite conclure : « Vous voyez, j’avais raison ». Sauf que pour 3 fanatiques qui répondent ainsi, on a 97 musulmans vivant sereinement leur foi ou simplement attachés à leur culture d’origine, qui sont doublement blessés par ces propos et par la réaction des extrémistes donnant une image désastreuse de leur religion.
Pour aider l’islam à se moderniser, un dialogue critique, rationnel et respectueux vaut cent fois mieux que l’invective et les propos caricaturaux. J’ajouterais que la pratique de l’amalgame est tout aussi dommageable. Les sources de l’islam sont diverses, le Coran lui-même est pluriel, les interprétations sont innombrables au long de l’histoire et les musulmans d’aujourd’hui sont tout aussi divers dans leur rapport à la religion. Évitons donc les amalgames réducteurs. Notre monde est devenu un village. Nous devons apprendre à vivre ensemble avec nos différences. Parlons, de part et d’autre, dans le souci de construire de ponts et non dans celui, très en vogue actuellement, d’édifier des murs.