Le Monde des religions, mars-avril 2008 —

Cher Régis Debray,

Dans votre chronique, que j’invite le lecteur à lire avant d’aller plus loin, vous m’interpellez de manière fort stimulante. Même si vous caricaturez quelque peu ma thèse sur le christianisme, j’admets parfaitement une différence de point de vue entre nous. Vous soulignez son caractère collectif et politique quand j’insiste sur le caractère personnel et spirituel du message de son fonda­teur. Je comprends très bien que vous vous interrogiez sur le fondement du lien social. Dans vos écrits politiques, vous avez montré de manière convaincante que celui-ci repose toujours, d’une manière ou d’une autre, sur un « invisible », c’est-à-dire une forme quelconque de transcendance. Le Dieu des chrétiens a été cette transcendance en Europe jusqu’au XVIIIe siècle, la raison déifiée et le progrès lui ont succédé, puis le culte de la patrie et les grandes idéologies politiques du XXe siècle. Après l’échec, parfois tragique, de toutes ces religions séculières, je m’inquiète comme vous de la place que prend l’argent comme nouvelle forme de religion dans nos sociétés individualistes. Mais que faire ?

Faut-il avoir une nostalgie de la chrétienté, c’est-à-dire d’une société régentée par la religion chrétienne, comme il existe aujourd’hui des sociétés régentées par la religion musulmane ? Nostalgie d’une société sur l’autel de laquelle étaient sacrifiés la liberté individuelle et le droit à la différence de pensée et de religion ? Ce dont je suis convaincu, c’est que cette société qui portait le nom de « chrétienne » et qui a par ailleurs construit de grandes choses, n’était pas véritablement fidèle au message de Jésus qui prônait d’une part la séparation du politi­que et du religieux, et insistait d’autre part sur la liberté individuelle et sur la dignité de la personne humaine. Je ne dis pas que le Christ a voulu supprimer toute religion, avec ses rites et ses dogmes, comme ciment d’une société, mais j’ai voulu montrer que l’essentiel de son message tend à émanciper l’individu du groupe en insistant sur sa liberté personnelle, sa vérité intérieure et son absolue dignité. À telle enseigne que nos valeurs modernes les plus sacrées – celles des droits de l’Homme – plongent en grande partie leurs racines dans ce message.

Le Christ, comme avant lui le Bouddha, et à la différence d’autres fondateurs de religions, ne se préoccupe pas d’abord de politique. Il propose une révolution de la conscience individuelle susceptible de conduire, à long terme, à un changement de la conscience collective. C’est parce que les individus seront plus justes, plus conscients, plus vrais, plus aimants, que les sociétés finiront aussi par évoluer. Jésus n’appelle pas à une révolution politique, mais à une conversion personnelle. A une logique religieuse fondée sur l’obéissance à la tradition, il oppose une logique de responsabilité individuelle.

Je vous l’accorde, ce message est assez utopique et nous vivons actuellement dans un certain chaos où les logiques antérieures fondées sur l’obéissance aux lois sacrées du groupe ne fonctionnent plus et où peu d’individus sont encore engagés dans une véritable démarche d’amour et de responsabilité. Mais qui sait ce qu’il en sera dans quelques siècles ? J’ajouterais que cette révolution de la conscience indivi­duelle ne s’oppose nullement à des croyances religieuses ou politiques partagées par le grand nombre, ni à une institutionnalisation du message, dont vous rappelez à juste titre le caractère inéluctable. Elle pourra cependant leur mettre une limite : celle du respect de la dignité de la personne humaine. C’est à mon sens tout l’enseignement du Christ, qui n’an­nule en rien la religion, mais la cadre dans trois principes intangibles: amour, liberté, laïcité. Et c’est une forme de sacralité, me semble-t-il, qui peut aujourd’hui réconcilier croyants et incroyants.