Psychologies Magazine, avril 2001 —
Au rythme des suicides collectifs, on a pris l’habitude de ne parler des sectes qu’à l’occasion de ces tragiques dérives. Une fois n’est pas coutume, un vrai débat (1) se développe dans la société civile autour d’un projet de loi visant à les contrer . La question n’est pas nouvelle. Que peuvent faire les démocraties face aux groupes sectaires ? Faut-il les interdire ? Les philosophes des Lumières s’interrogeaient déjà, au sortir des guerres de religion, sur la manière dont les sociétés démocratiques pouvaient supporter des groupes intolérants. Locke et Voltaire préconisaient l’interdiction pure et simple des idéologies sectaires… ce qui les amenaient à prôner l’exclusion des catholiques ! Les démocraties occidentales se sont finalement orientées vers la laïcité : liberté absolue de croyance et séparation du religieux et du politique. Fort bien, nous dira-t-on, mais ne peut-on interdire les sectes qui reposent sur une idéologie intolérante, détournent un idéal spirituel au profit du pouvoir absolu du groupe ou du gourou, et abusent de la faiblesse psychologique d’un individu pour le rendre dépendant ?

Le problème n’est pas si simple. Il faudrait déjà s’entendre sur la définition très subjective d’un groupe sectaire. Ainsi, dans les années 50-70, le parti communiste était-il taxé de « secte » par beaucoup. Un monastère catholique peut l’être par des parents athées : vœu d’obéissance, contacts limités avec la famille, manque de sommeil, etc. Pour des catholiques traditionalistes, au contraire, ce sera un groupe new age qui sera souvent assimilé à une secte. La proposition de loi actuellement en cours de discussion tente d’éviter ce piège sémantique en proposant la création d’un « délit de manipulation mentale ». Mais le texte a soulevé une tempête de protestations, notamment chez les représentants des grandes religions qui se sentent aussi visés. « Tout orateur ayant un ascendant naturel sur son auditoire pourrait être accusé de manipulation mentale », s’insurge ainsi le grand rabbin Joseph Sitruk. Et le problème dépasse le cadre des religions. N’importe qui peut être accusé de manipulation mentale : un professeur avec ses élèves, des parents avec leurs enfants, un psychanalyste avec ses patients, un patron avec ses employés, sans parler des publicitaires, des médias, des leaders d’opinion, etc. La manipulation étant partout à l’œuvre dans les rapports sociaux, à partir de quels critères définir un délit ?

J’ajouterai une objection, qui relève davantage de la psychologie. Contrairement aux clichés journalistiques, l’adepte n’est pas prisonnier de la secte : il y est rentré de plein gré et peut la quitter à tout moment. Le problème, c’est qu’il ne le veut pas. Il n’est pas enserré derrière des barreaux, mais dans une prison intérieure : celle de la dépendance psychologique. Bien souvent en effet, l’emprise sectaire se joue dans cette interaction psychologique entre un groupe ou un leader charismatique, et des individus qui projettent sur lui toutes sortes d’attentes et de problématiques infantiles non résolues. On ne « tombe » pas dans une secte, on y adhère. Les « victimes », comme celles de l’alcool, de la drogue ou du tabac, sont, dans les faits, consentantes. C’est le drame de toute dépendance. Peut-on voter une loi qui a finalement vocation à protéger, contre leur gré, les individus d’eux-mêmes ? Dans les années 80, des associations américaines ont kidnappé des adeptes et leur ont fait subir des séances forcées de « déprogrammation ». Outre que ces actions illégales furent condamnées par les tribunaux, elles ont le plus souvent abouti à des résultats désastreux : suicides, décompensation psychotique, etc.

Face au problème sectaire, toute action législative spécifique risquerait, hélas, de créer plus de problèmes qu’elle n’en résoudrait. On ne peut exiger de l’Etat ni vaccin ni remède miracle. Bien sûr, une information, une prévention et une vigilance sociale sont nécessaires, ce qui relève de la Mission interministérielle de lutte contre les sectes (Mils). Les tribunaux doivent également condamner avec fermeté les infractions prévues par le code pénal : viols, escroqueries, atteintes à la liberté, etc. Mais rien ne pourra remplacer la responsabilité de chaque individu, son bon sens, son esprit critique, sa capacité à discerner les vrais des faux prophètes.

1- Pour une analyse sociologique très pertinente de la question, lire « La Religion en miettes ou la question des sectes » de Danièle Hervieu-Léger, Calmann-Lévy, 2001.

avril 2001