Entretien paru dans Psychologies Magazine juin 2009 —

Psychologies Magazine : Vous habitez rue de l’Abbaye, le clocher de l’église St Germain des prés vous sert de paysage et votre appartement est l’ancienne bibliothèque d’un monastère : le religieux c’est une fixation chez vous !
Frédéric Lenoir : Non, je vous assure que c’est un pur hasard ! A chaque fois que je cherche un appartement, je tombe sur ce genre de lieu. C’est le religieux qui me poursuit !
(Son téléphone sonne : un carillon monastique)

Et ce choix de sonnerie aussi, c’est un hasard ?
C’est la seule que je trouvais supportable sur mon téléphone ! Mais c’est vrai que j’aime le son des cloches.


Venons-en à votre actualité : dans votre nouvel ouvrage, vous réunissez trois figures sans grand rapport, sinon qu’elles sont dans « l’air du temps » : Socrate, Jésus et Bouddha. Pourquoi ?

Parce que ce sont les trois maîtres de vie qui ont le plus marqué mon cheminement personnel. Ce sont trois rencontres que j’ai faites entre 13 et 20 ans et auxquelles je dois d’être devenu celui que je suis aujourd’hui.
Comment les avez-vous découvert ?
La première rencontre a eu lieu avec Socrate, lorsque j’ai lu « Le Banquet » de Platon. Je devais avoir 13 ou 14 ans et j’ai été touché par ce texte. Cela m’a donné envie de lire d’autres œuvres de Platon et c’est ainsi que je suis tombé sur le récit de la mort de Socrate. Qu’un homme puisse dire, au sujet de ceux qui le condamnent à mort : « ils peuvent me tuer, mais pas me nuire », j’ai trouvé cela bouleversant. Cela m’a fait réfléchir sur la grandeur de l’âme humaine et m’a incité à m’interroger sur ce qu’il y a de plus essentiel dans l’existence : est-ce l’argent, le plaisir des sens, la réussite sociale, la vie familiale, l’amitié, la liberté intérieure ? Dans un deuxième temps, j’ai été amené à découvrir le bouddhisme à travers diverses lectures.  J’ai aussitôt été frappé par les enseignements très concrets du Bouddha et qui rejoignent ces mêmes questions fondamentales. Enfin, dans un troisième temps, j’ai découvert Jésus, vers 20 ans.

Pourquoi si tard ? Vous avez été élevé dans la religion catholique, non?

Oui, mes parents étaient croyants et pratiquants, mais pour eux, la foi c’était surtout l’ouverture aux autres ; ils aidaient plein de gens, certains ont même habité un temps chez nous… Cela m’a donné une bonne image du christianisme, mais en même temps, il y avait le catéchisme et ses définitions toutes faites qui me paraissaient absurdes. A l’âge de 10-12 ans, j’ai cessé d’aller à l’Eglise. La philosophie et le bouddhisme ont pris le relais dans mes interrogations existentielles. Jusqu’à ce jour où, ayant décidé d’aller méditer quelques jours dans une ancienne abbaye cistercienne en Bretagne, je suis tombé sur l’Evangile de Jean. Comme celles de Socrate et Bouddha, les paroles de Jésus m’ont percutés. Mais plus encore : Jésus m’a touché au cœur. Ce fut une émotion foudroyante. J’ai pleuré pendant des heures sans savoir pourquoi. C’était il y a plus de 25 ans et depuis, ces trois maîtres de vie m’accompagnent. Jésus différemment des autres : je lui parle comme on parle à un être invisible avec lequel on vit une relation personnelle. C’est pour cela que je peux dire : je suis chrétien.

Chrétien, mais dans un syncrétisme…
Pas au sens d’un mélange incohérent. Je parlerais plutôt de synthèse, c’est-à-dire que j’établis une hiérarchie entre ces différents messages. Le bouddhisme m’apporte une certaine philosophie de l’existence, il m’enseigne le détachement et l’observation de mes émotions. Socrate est plutôt un éveilleur ; quand je pense à lui, je me dis « connais-toi toi-même, et en même temps sache que tu ne sais rien ». Il m’apprend à rester humble. Quant à Jésus, c’est une présence qui m’habite.

Comment cette « synthèse » se pratique t-elle ?

J’essaye de commencer ma journée par un quart d’heure de méditation, telle que je l’ai apprise il y a 25 ans en Inde auprès des Tibétains. Cela procure un calme mental et une liaison du corps et de l’esprit qui m’aide aussi à prier. Je fréquente peu les églises. Je suis esthète et le manque de beauté dans la liturgie me heurte. Je ne ressens pas non plus toujours assez d’authenticité chez les prêtres et les fidèles; j’ai souvent l’impression que tout cela est très mécanique. Il n’y a guère que dans les monastères que je me sente bien. Il m’arrive d’y passer quelques jours et c’est à chaque fois un vrai ressourcement. J’aime aussi les messes orthodoxes, plus vivantes. Les chants et la décoration me touchent : l’encens, les icônes…

Vous avez une approche très individualiste de la religion !

Que voulez-vous ? Je suis un fils de mon temps !

La religion a aussi une fonction sociale et publique : comme le dit son étymologie, elle consiste à se relier – pas seulement à Dieu, mais aux autres croyants.

Je ne nie pas cette dimension collective de la religion et je comprends que beaucoup de gens aient besoin de partager leur foi. Moi-même, quand il m’arrive d’être au milieu d’une assemblée où je me sens bien, j’en suis très heureux. Mais cette émotion collective, je peux aussi la ressentir en allant à un concert ou un match de foot ! Elle surgit un peu partout dès que les individus sont reliés les uns aux autres par quelque chose qui les dépasse. Mais ce n’est pas cette émotion que je recherche. Comme la philosophie, la religion intervient dans ma vie dans le cadre d’une quête personnelle de sens et de mieux vivre.

Vu ce qui se passe aujourd’hui –entre les déclarations du pape et les conflits interreligieux- c’est plus confortable de s’afficher « chrétien solitaire » plutôt que catholique pratiquant…
Ce n’est pas du tout par facilité ! Si j’étais véritablement lié à l’Eglise et attaché à ses dogmes, j’affirmerai sans honte que je suis catholique… quitte à dire que je ne suis pas toujours d’accord avec le Pape ! Mais je ne me sens aujourd’hui catholique que par l’éducation que j’ai reçue – que je ne renie pas – et ma fréquentation des grands mystiques, comme maître Eckart, Jean de la croix ou Thérèse de Lisieux. Je suis sans doute davantage protestant dans ma manière personnelle de vivre la foi et orthodoxe dans ma sensibilité liturgique. Et j’essaye surtout d’être un disciple du Christ, même si je suis très loin d’arriver à mettre son enseignement en pratique !

Vous êtes vous posé la question d’une vocation religieuse ?
La vocation de prêtre ne m’intéressait pas du tout, mais j’avais une attirance pour l’absolu. Tout en poursuivant mes études de philo, j’ai été vivre dans le monastère où venait de rentrer mon meilleur ami et j’ai vécu aussi dans un ermitage pendant plusieurs mois. Ce fut des expériences aussi fortes que difficiles et dont je suis revenu en comprenant que je n’étais pas fait pour cela ! J’ai besoin de moments de solitude, mais je suis aussi un être de communication qui a besoin de se relier aux autres par la sensibilité, l’affectif.

Votre démarche est, en fait, spirituelle et non religieuse…

Tout à fait. Et pour moi, toutes les grandes voies spirituelles et philosophiques conduisent à un but commun : arriver à vivre pleinement sa vie, sans fermeture. Nous sommes tous marqués par des peurs, des angoisses, des blocages émotionnels liés à notre histoire personnelle. « Tout est souffrance », dit le Bouddha. L’essentiel c’est que ces souffrances ne nous incitent pas à nous replier sur nous-mêmes, dans la peur de l’autre et de la vie. Pour moi, l’essence de la vie spirituelle c’est de nous apprendre à dire « oui » à la vie, à accepter tout ce qui vient, afin de vivre pleinement, plutôt que de survivre. Et tout le chemin de la vie, c’est de passer de la peur à l’amour.

On dirait que vous parlez de la psychanalyse…

J’ai fait une psychanalyse ! Il y a une quinzaine d’années, pendant cinq ans, suite à mon divorce. Ce travail a été un moment de prise de conscience important. Mais sur le plan thérapeutique, ce qui m’a le plus apporté ce sont les stages de Gestalt et de Rebirth que j’ai effectués ensuite. J’ai revécu des émotions douloureuses refoulées – y compris des épisodes de la vie embryonnaire. Mais si j’ai fait tout cela, c’était, toujours, dans le cadre d’un travail socratique de connaissance de soi. Je n’ai jamais vraiment erré.  J’ai toujours suivi ce chemin spirituel sans savoir où il me conduirait, mais en cherchant toujours à évoluer, à mieux me connaître et à me transformer. Avec un esprit critique très prononcé, mais sans jamais fermer la porte à l’intuition, au cœur, à l’imaginaire.

En quoi une telle approche spirituelle peut-elle nous aider, aujourd’hui?
Deux systèmes sont en train de montrer leurs graves insuffisances : le système matérialiste mercantile et le système religieux dogmatique. Le premier peut se renouveler, notamment par des actes de consommation plus modérés, solidaires, respectueux de l’environnement. Quant à la seconde crise, elle invite, non à inventer une nouvelle religion mais, je pense, à revenir aux sources. Pour prendre l’exemple du christianisme, les Evangiles sont un trésor qui n’a pas pris une ride, alors que le discours de Benoît XVI est usé jusqu’à la moelle et ne réponds pas aux vrais attentes spirituelles de nos contemporains.

N’est-ce pas risqué de se lancer seul sur ce chemin?

C’est une question d’équilibre. Il est en effet important d’avoir des guides, de rencontrer des personnes plus avancées et parfois de s’inscrire dans une communauté. C’est arrivé à plusieurs moments clefs de mon parcours. Mais il me semble aussi important de savoir quitter la sécurité des certitudes, du clan qui nous rassure… Il faut prendre de la distance vis-à-vis de ce qui nous a été inculqué afin de s’approprier la religion au fil d’un discernement personnel. Sinon, on risque de s’endormir dans la reproduction de gestes religieux extérieurs qui n’aident en rien l’individu à aller au bout d’un travail sur soi.

Cela fait de l’individu le fabricant de sa propre spiritualité…

Je dirais plutôt l’auteur ou le créateur de sa propre vie. Exister est un fait, vivre est un art. J’ajouterais que si l’individu est fondamentalement seul dans sa quête, il a toujours besoin des autres pour avancer, partager, communier. La spiritualité doit surtout nous permettre d’apprendre à aimer, et cela ne peut se faire sans les autres ! Mais on s’est tellement habitué pendant des siècles à penser qu’être chrétien c’est être baptisé et aller à la messe, qu’on en a presque oublié le coeur du message universaliste de Jésus, qui est l’amour d’autrui et la recherche personnelle de la vérité. A la Samaritaine qui lui demande s’il faut adorer Dieu à Jérusalem comme l’affirment les Juifs, ou sur la montagne de Samarie comme le font les samaritains, Jésus répond : ni l’un, ni l’autre ! Il faut « adorer Dieu en esprit et en vérité parce que Dieu est esprit ». Le vrai temple, où se fait la rencontre avec Dieu, c’est l’esprit et le cœur de l’être humain. Peu importe ensuite la culture religieuse à laquelle on appartient.

Chacun de vos livres, essais ou romans, se vend à plusieurs centaines de milliers d’exemplaires dans le monde, votre pièce de théâtre affiche complet… Quelle est la clé de votre succès ?
Peut-être tout simplement parce que que la quête que je mène depuis plus de trente ans est en phase avec les attentes actuelles. Nombreux sont ceux qui recherchent autre chose que ce que la société mercantile ou les institutions religieuses leur proposent. Il y a la recherche d’une vie bonne et juste qui peut passer par un travail psychologique ou différentes rencontres philosophiques et spirituelles.

Vous êtes donc plutôt optimiste…

Je suis un optimiste tragique ! La mort est insupportable et la vie est pleine de souffrances, mais elle peut nous offrir de grandes joies et on peut parvenir à un bonheur durable et finir par accepter notre finitude. L’être humain se comporte souvent de manière égoïste, voire cruelle, mais chaque individu a en lui des forces de bonté qui ne demandent qu’à s’exprimer. Nous traversons une période difficile, nous sommes en train de créer une civilisation planétaire minée de risques écologiques et idéologiques, mais n’est-ce pas aussi l’occasion de dépasser nos différends liés aux peurs et aux chocs culturels, afin de découvrir ce qui nous rassemble ? Je crois vraiment que nous pouvons aller vers une civilisation qui accepte la richesse de la diversité, dans un humanisme profond. Le vrai clivage n’est pas entre les croyants et les incroyants ou entre le monde occidental et le monde musulman. Il est entre ceux qui respectent l’être humain et ceux qui ne le respectent pas.

Que nous manque t-il encore pour y arriver ?

Il faut sans doute que chaque individu accepte de se transformer. Il faut sortir d’une logique d’obéissance – à des dogmes, à des slogans publicitaires…- pour entrer dans une logique de responsabilité et de discernement. Cela passe par l’éducation et par une connaissance alliant sciences, philosophie et spiritualité. C’est parce que les individus se transformeront, seront plus conscients et éveillés, que le monde s’améliorera.

 

Propos recueillis par Anne-Laure Gannac.